22 Juin 2017

La conception indienne du temps

Pays et régions

Les perceptions traditionnelles du temps diffèrent sensiblement entre celle, globalement partagée, en Occident et celle indienne.

La conception indienne du temps

On peut situer la conception indienne du temps au croisement de trois dimensions complémentaires :

  • Une représentation traditionnelle liée à la cosmogonie hindoue.
  • Le déterminisme du contexte, du moment donné.
  • L’ouverture aux modes de pensée étrangers en Inde, notamment britannique.

La conception du temps diffère entre l'Occident et l'Inde. En Occident, elle suit un mode linéaire, envisageant l’histoire comme une progression : elle est cumulative, à l’image de l’empreinte de l’homme sur le monde.

Pour les Indiens, la marche du temps est cyclique, suivant un enchaînement récurrent de quatre âges d’apparition, de dégénérescence et de disparition de l’univers avant l’amorce d’une nouvelle séquence identique à la précédente. Les phases du cycle sont de surcroît extrêmement longues : respectivement 1.728 millions, 1.296 millions, 864 000 et 432 000 ans. La dernière phase, que traverserait actuellement le monde, est d’ailleurs, pour les Hindous, celle de la corrosion des valeurs et de la corruption. Aussi, annonce-t-elle la destruction de l’univers avant sa régénération par l’avènement d’un nouveau cycle.

1. Conception mythologique

Face à cette conception mythologique dans laquelle l’échelle d’une existence humaine paraît s’effacer dans un cycle infini, on pourrait, par conséquent, imaginer les Indiens très distanciés par rapport aux problématiques du temps et du sens à accorder à leurs propres actions au quotidien.

De fait, le discours colonial n’a eu de cesse de relayer l’image négative d’un peuple fataliste, indolent et figé par l’inertie de ses valeurs, le "poids de ses mentalités" ou « l’empire de coutumes » immuables. Certains guides de voyage présentent aussi le fait que la langue nationale Hindi utilise un seul et même terme pour désigner « aujourd’hui » et « demain », kal, comme la marque du désincarnement et de l’intemporalité propres à l’Inde. Rien n’est moins exact si on en juge par l’énergie électrique et communicative des grandes mégapoles ou par les taux de croissance élevé de l’économie indienne. C’est oublier que la recherche du salut par la vie hors du monde ne prend sens que par rapport à la vie mondaine. Le détachement et la quête de la libération n’existent en effet qu’en tant que pendants et termes à une existence normalement dévolue à la poursuite d’activités aussi prosaïques et matérielles que spirituelles. De sorte que pour la grande majorité des Indiens éduqués dans la croyance au cycle des réincarnations, le renoncement à la société et aux contingences mondaines ne restera qu’un idéal abstrait renvoyé à une existence ultérieure qu’on souhaitera plus éclairée.

Peu d’incidence donc de la spiritualité hindoue sur la conduite pratique et la gestion du temps sinon une qualité souvent rencontrée : la capacité des Indiens à relativiser dans les situations de crise et à prendre du recul. Car à l’inverse des Occidentaux, pour lesquels le temps est une ressource rare et non renouvelable, les Indiens envisagent le calendrier comme un atout. En Inde, prendre le temps est le plus souvent synonyme de bien faire ou d’agir avec discernement. Inutile donc de forcer le cours des choses d’autant qu’en vertu du cycle, les opportunités non saisies sont appelées à revenir. Ce qui renvoie vers la notion de qualité du temps qui est elle-même, dans les affaires, liée à la relation partagée avec ses collaborateurs. En général, les Indiens cherchent à inscrire leur coopération avec leurs différents partenaires dans la durée afin de créer avec eux les conditions d’un rapport de confiance mutuel. Aussi comprendra-t-on qu’il soit important de ne jamais faire mine de forcer le cours des choses ni de hâter les décisions si un dossier semble ajourné pour une raison non révélée (elles peuvent être de toutes natures, comme, par exemple, un mauvais alignement des astres !). A l’inverse, une telle attitude risquerait de susciter le doute de ses partenaires indiens, voire d’éveiller leurs soupçons quant à ses motivations réelles.

2. Calendrier à géométrie variable

La deuxième dimension inhérente à la temporalité indienne est celle qui découle du perspectivisme sud asiatique lequel donne au calendrier une géométrie variable. On parle à ce titre de polychronie pour décrire la versatilité extrême liée au poids du contexte. Ce point illustre de fait remarquablement une affirmation de l’anthropologue indianiste Louis Dumont selon laquelle l’Inde est une culture dans laquelle il n’existe jamais de vérités absolues, uniquement des vérités de position. En matière de négociation, par exemple, cet état d’esprit particulier fait qu’un engagement est toujours associé à une configuration de variables très spécifique. Il en devient dès lors facilement caduc. Cela explique ces redoutables revirements de dernière minute, et ces fluctuations incessantes dont la longue et difficile négociation entre Dassault et l’État indien autour de la vente des avions Rafales fait figure de cas d'école.

Autrement dit, tout est relatif, rien n’est figé. La pensée indienne joue aux échecs, un jeu dont elle est du reste l’inventrice dans sa forme initiale nommée shataranj. Pour cette raison, les Indiens accordent peu d'importance aux contrats et les honorent rarement à la virgule. Dans les faits, on demandera fréquemment le remaniement ultérieur des accords, de nouveaux délais de livraison, une ristourne supplémentaire, etc…, des pratiques récurrentes que traduit bien l’un des maîtres mots du vocabulaire quotidien des Indiens : «to adjust », ou dans sa version Hinglish (contraction des mots Hindi et English, le pinyin local) : « adjust karna », littéralement « faire l’ajustement ». D’où ce conseil corollaire à ceux qui collaborent avec des Indiens : il est indispensable d’organiser son travail de façon à pouvoir intégrer les fluctuations éventuelles et gérer les inévitables changements de dernière minute.

3. L'ouverture aux modes de pensée étrangers

La troisième et dernière dimension de la temporalité indienne résulte de l’ouverture historique du pays aux modes de pensée et de fonctionnement occidentaux. Cette  acculturation a naturellement débuté avec la colonisation pour s’accentuer depuis le tournant libéral de 1991, et son exposition accrue à la mondialisation.

L’influence sur l’Inde de la culture d’entreprise anglo-saxonne est la plus notable dans le secteur privé où elle est en outre soutenue et alimentée par les cursus dispensés par les institutions de formation globalisées que sont les IIM et IIT (Indian Institutes of Management & Technology). Un principe de travail aussi essentiel aux Occidentaux que la ponctualité, traditionnellement si déniée aux Indiens, en acquiert dès lors une signification toute nouvelle. Un véritable processus de changement des méthodes de travail est donc à l’œuvre, appelé à faciliter la coopération internationale.

Toutefois, la collaboration interculturelle impliquant un compromis permanent, lorsque les deux pratiques indienne et occidentale du temps continueront à dissoner, le partenaire étranger sera invité à maîtriser son impatience. Il gagnera à faire sa part du chemin en méditant l’adage local : « Chaque Européen qui vient en Inde apprend la patience et s’il en a il la perd ».

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