Entreprendre en Inde : mode d’emploi
Thierry Lepercq, DGA d'ENGIE, fondateur de Solairedirect, évoque son expérience à l'international notamment en Inde où il comprend très vite que, pour gagner, il faut changer de logiciel.
En Inde, la confiance, c'est essentiel !
Thierry Lepercq, DGA d'ENGIE, membre du COMEX, en charge de de la Recherche & Technologie et de l’innovation, évoque son expérience à l'international notamment en Inde où il comprend très vite que, pour gagner, il faut changer les règles. Après avoir fondé la société Solairedirect en 2006, il a développé des solutions solaires compétitives dans plus de 30 pays. Il rappelle l'importance de revoir son logiciel et de faire preuve d'humilité pour se développer à l'international. Il est largement impliqué dans la transformation du modèle du groupe ENGIE.
Comment avez-vous découvert l'international ? Quelle place tient-il dans votre parcours ?
A travers mon père, officier de marine, j’avais, enfant, un grand attrait pour l’aventure et la découverte. Il nous avait même promis de nous faire faire le tour du monde ! Et puis, finalement, nous n’avons jamais quitté Toulon… Le tour du monde, c’est mon aventure entrepreneuriale qui m’a permis de le faire.
Mon premier contact à l’international s’est fait dans le cadre d’un projet humanitaire. Avec quelques autres étudiants d’HEC, nous sommes arrivés en Inde, la fleur au fusil, dans un village en pleine zone rurale, en se disant qu’on allait sauver le monde. On a vite compris que non... Finalement, sous les ordres des chefs du village, au milieu de conflits de castes violents, nous avons contribué à construire une maison. Cette expérience a été un choc culturel très fort. Au retour, nous étions réellement conscients qu’entrer dans la logique de l’autre demande beaucoup d’efforts et d’humilité.
A la fin des années 80, j’ai vécu et travaillé à New York, dans un contexte de sortie de crise économique. C’était aussi une expérience très forte, avec une diversité culturelle que la France à cette époque ne connaissait pas encore.
Au retour, mon parcours a été plutôt franco-français. Puis, l’international est revenu lorsque j’ai créé Solairedirect, qui a rejoint le groupe Engie depuis.
Avez-vous le souvenir particulier d'une histoire ou d'une anecdote illustrant l'impact de la culture sur nos comportements professionnels ?
Je crée Solairedirect en 2006. En 2009, nous décidons de basculer à l’international et de nous lancer en Inde.
Très vite, nous avons compris que, pour gagner, il fallait que nous changions les règles. Alors, dès le départ, notre volonté était de travailler avec des équipes 100% indiennes.
On a recruté un business developer qui avait vocation à constituer une équipe et devenir le country manager.
On répond aux appels d’offre. Et là, on dynamite le système. Partout, on entend les mêmes clichés dès qu’on sort d’Europe : corruption, trucages, collusion d’intérêt, etc. En réalité, les appels d’offre auxquels nous avons répondu étaient très transparents. On s’est appuyé sur cette transparence, on a fait le prix le plus bas, -40% par rapport à ce qu’il se faisait en Inde, et on a gagné ! Et non seulement on a gagné mais la presse indienne a fait un buzz sur nous car elle se demandait d’où on sortait.
En un an, notre collaborateur a constitué ses équipes, trouvé du foncier, obtenu les autorisations, réalisé l’ingénierie du projet, etc., avec un financement 100% indien ! On a organisé un partenariat entre une société indienne et une société chinoise pour faire du made in India à prix chinois ; on voulait une technologie locale. A ce moment-là, on est entré dans la phase de construction, toujours en travaillant avec des entreprises indiennes. Sur le premier chantier, il y avait des animaux, des enfants, les ouvriers n’avaient pas de casques, c’était un autre monde,… Les chantiers suivants, on a changé tout ça.
Ce que nous avons fait est un modèle du genre : des méthodes indiennes pour un résultat européen. Personne n’a fait mieux. Il s’est installé, très vite, une réelle relation de confiance entre l’Inde et cette boite française qui débarquait de nulle part. On a vraiment changé les règles.
En Inde, la confiance c’est essentiel. Par exemple, il y a eu, à un moment, un problème de management. Plutôt que de mettre quelqu’un au-dessus du manager indien, celui que nous avions recruté au départ, avec de meilleures études, issu de castes supérieures, etc., on a préféré investir sur lui et le coacher. Un collaborateur, un interlocuteur indien à qui vous dites « je te fais confiance » et « je compte sur toi », vous vous assurez sa loyauté et vous créez avec lui un lien indestructible.
Après l’Inde, il y a eu beaucoup d’autres pays, partout autour du monde, toujours avec la même démarche.
Que pensez-vous des Français à l’international ?
Pour travailler à l’international, il faut faire preuve de beaucoup d’humilité, avoir envie d’apprendre des autres et être curieux. Il faut aussi savoir faire confiance et lâcher-prise, en mettant ses croyances et ses certitudes de côté… Les Français bénéficieraient beaucoup d’une telle posture dans leur conquête internationale !
Nous sommes forts dans la synthèse, le système. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle nos partenaires étrangers s’intéressent autant à l’offre France. Et c’est aussi notre défaut, car je note que la tentation de faire de l’offre France un catalogue persiste. Il est faux de dire que l’on peut tout trouver chez nous et mieux que chez les autres. On ne se demande pas assez dans les hauts cercles de décideurs quels sont nos avantages concurrentiels et pas plus comment générer du levier sur ceux de nos concurrents. Encore une fois, il faut faire preuve d’humilité.
Lorsque les Français regardent le Château de Versailles, le Louvre, leur histoire, etc., on comprend leur fierté. Du même coup, on comprend aussi leur difficulté à se projeter dans un monde multipolaire. Il y a une insularité française, qui ne doit pas être niée, liée à un niveau de réflexion parfois très pauvre sur ce qu’il se passe dans le monde, et je parle bien des plus hauts cercles de dirigeants, notamment politiques. Il est malencontreux que cette situation perdure, et ce, malgré une France ouverte, diverse, internationale, etc.
C’est-à-dire ?
Je suis optimiste lorsque j’observe l’extraordinaire terreau culturel français, mais je regrette la naïveté ambiante. Par exemple, je me rends tous les ans au CES, le grand salon de la tech à Las Vegas. C’est très hétérogène. Grosso modo, ça va de la French Tech à Toyota. La French Tech y est très présente, c’est très bien : des jeunes en t-shirt, souriants et décontractés devant des kakemonos… La vision que ça donne, je vais être un peu rude, à côté des stands des grandes cathédrales de la tech, c’est celle d’une fête foraine avec le drapeau français dessus. Pendant ce temps-là, on entend que France is back… Il me semble que nous pouvons faire mieux.
Un dernier mot ?
Oui, je voudrais terminer sur deux anecdotes.
Au démarrage de Solairedirect, pour impliquer les élus locaux, je leur parlais de « création de valeur », mais mes collaborateurs qui connaissaient l’univers des élus m’ont dit : surtout pas, il faut que vous parliez de « développement des territoires ! » L’interculturel se niche vraiment partout.
Dans un sommet sur l’énergie auquel j’assistais, il y avait une table ronde autour du sujet « Easternisation. » Un Chinois a pris la parole pour dire : « moi, je suis chinois et quand je prends la parole, c’est pour parler en anglais. » Ça a fait rire tout le monde. Aujourd’hui la mondialisation, elle est encore très occidentalisée. Il faut apprendre à changer de point de vue et s’intéresser aux autres.
Propos de Thierry Lepercq, DGA ENGIE, recueillis par Akteos