Liberté, Egalité, Fraternité sous le prisme franco-américain
Fruit d’une collaboration franco-américaine, cet article donne un éclairage intéressant sur les relations entre Français et Américains.
"Amour-haine" entre Français et Américains ?
Compte tenu de l’actualité aux États-Unis, nous nous interrogeons chaque jour, en tant que consultantes, sur la façon dont nous allons aborder nos formations interculturelles sur les États-Unis et la France sans déclencher des débats passionnés et houleux en raison de la relation tout à fait particulière qui règne entre ces deux pays. On qualifie souvent « d’amour-haine » le rapport franco-américain.
Dans cet article, nous avons choisi une approche volontairement interculturelle en ramenant le débat au niveau des valeurs qui permettent d’expliquer l’impact sur les mentalités et donc sur les comportements. Cette « amour-vache » peut en partie s’expliquer par le fait que nous avons en commun trois valeurs, celles de la liberté, de l’égalité et de la fraternité(rapport au collectif), mais que le sens et la combinaison entre les trois se traduisent de manière différente, voire opposée.
Un peu d'histoire
Une amitié peu probable
Il y a près de 250 ans, les Français et les Américains forgeaient une amitié peu probable contre un ennemi commun : les Anglais. Lorsque le Général de Lafayette traverse l’Atlantique afin de lutter pour la cause américaine, et par la suite, quand Thomas Jefferson exerce une influence sur l’écriture de la Déclaration française des Droits de l’Homme et du Citoyen, inspiré en partie par la Déclaration d’Indépendance américaine, le destin des deux pays est alors scellé à jamais.
Cependant, malgré ces points de convergence entre la France moderne et les Etats-Unis nouvellement établis, se définissant tous deux comme de farouches défenseurs de l’égalité et de la liberté, leurs visions respectives de ces valeurs sont énigmatiques l’une pour l’autre.
Le rôle de l’État
Bien que la Révolution française ait éradiqué le passé féodal de la France et que la Monarchie soit devenue une République, l’État reste centralisé et le chef d’État jouit encore d’un pouvoir sans équivoque. L’égalité devient certes un véritable cri de ralliement, mais l’autorité reste aux mains des élites et le système de privilèges tant décrié se maintient sous de nouvelles formes.
Cet élitisme subsiste encore aujourd’hui par le biais du système d’éducation. Même si le système des Grandes Écoles fait l’objet de nombreux débats, dans l’inconscient collectif, l’admission dans l’un de ces établissements semble encore conditionner l’accès aux positions de pouvoir économique ou politique pour les jeunes Français.
L’éducation est certes moins chère qu’aux Etats-Unis, voire gratuite, mais les exigences académiques et une forme d’auto-censure rendent l’accès à ces écoles d’élites difficile pour certains enfants issus de familles des classes sociales moins favorisées. La méritocratie est surtout académique dans l’Hexagone : le diplôme est perçu comme la condition sine qua non pour réussir sa vie.
Interprétations différentes de valeurs identiques
Deux conceptions de l'égalité
Aux États-Unis, la Déclaration d’Indépendance proclame que « tous les hommes sont nés égaux », donc la méritocratie est inscrite dès le fondement du pays par les premiers colons. Cette croyance, plus ambitieuse que réaliste, attire pourtant des populations du monde entier, qui immigrent aux Etats-Unis avec l’espoir de recommencer leur vie sans que leur classe sociale ou économique, leur ethnicité, leur religion ou leur affiliation politique n’empêchent leur réussite.
Des millions de personnes risquent leur vie, abandonnent leur famille et leurs racines pour vivre le « rêve américain ». Ils viennent avec l’espoir qu’un travail acharné et une détermination à toute épreuve leur suffiront pour améliorer l’avenir de leurs enfants. Les stratifications sociales ne sont pas déterminées par la naissance mais par l’argent et la réussite : Il suffit de le vouloir, c’est la méritocratie à l’Américaine.
Deux conceptions de la liberté
Ce système égalitaire américain a été alimenté par un fort idéal de liberté. La Déclaration d’Indépendance affirme : « Les Américains sont dotés par le Créateur de certains droits inaliénables ; parmi ces droits se trouvent la vie, la liberté et la recherche du bonheur. »
Ces mots résonnent encore aujourd’hui auprès des Américains, mais une grande partie d’entre eux prend également conscience qu’une couche de la population n’a pas bénéficié de ces droits fondamentaux en raison de leur race ou ethnicité. Beaucoup se rendent compte que ces idéaux fondamentaux ne s’appliquent pas à l’ensemble de la population et à quel point la perspective collective est « décolorée ». Ils manifestent aujourd’hui dans les rues pour que les principes des Pères Fondateurs s’appliquent à tous les Américains sans exception.
De même en France, la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen écrite en s’inspirant en partie des philosophes des Lumières, proclame : « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l'utilité commune. Tous les citoyens sont admissibles aux places et emplois, sans autre distinction que celle des vertus et des talents. ».
Pourtant, le système français, paralysé par des siècles de stratification sociale, profite surtout aux élites. S’y ajoutent l’héritage colonial et l’impact de la globalisation qui a changé le visage de la population française, de plus en plus multiculturelle. Un grand nombre de ses citoyens s’est senti abandonné conduisant à une crise identitaire qui se manifeste dans les mouvements des Gilets jaunes.
Le rapport au collectif
Ainsi, dans les deux pays, on est attaché aux notions de liberté et d’égalité. Un axe de réflexion pour expliquer la différence d’interprétation de ces valeurs est le rapport au collectif.
En effet l’état français s’est construit sur la prépondérance de la collectivité. La fraternité est institutionnalisée. Le système est basé sur le partage et la redistribution des richesses par l’État, ce qui permet d’offrir à l’ensemble des citoyens un accès gratuit à l’éducation et aux soins. On croit dans l'État-providence dont le rôle est de protéger ses citoyens et ainsi d’en assurer la liberté et l’égalité.
Aux États-Unis, les Pères fondateurs voulaient marquer une rupture en limitant le rôle de l’État aux fonctions régaliennes. Le courant de pensée est volontairement libéral et anti-interventionniste par principe. Selon les Américains, le marché et le secteur privé constituent la meilleure solution pour garantir la liberté individuelle. Ainsi, l’éducation et la santé sont des domaines essentiellement privés.
Les Américains ne souhaitent pas payer d’impôts pour financer les besoins de la collectivité au sens où l’entendent les Français. La logique américaine est de payer individuellement selon ses besoins respectifs, ce qui explique l’importance de la philanthropie dans ce pays. Historiquement, les plus riches Américains n’ont pas d’objection à redistribuer leur richesse, mais ils souhaitent le faire eux-mêmes au nom de la liberté mais aussi d’une valeur fondamentale qui est la croyance dans l’individu et sa responsabilité.
La fraternité est assurée par les initiatives individuelles. L’égalité n’est pas garantie par l’État américain mais tout le monde a sa chance de réussir, il suffit de prendre sa destinée en main et de vouloir : on parle d’égalité des chances. Seule l’intervention minimale du gouvernement peut garantir le plein épanouissement des Américains et un État trop présent pourrait être la principale menace pour le pays.
Deux approches de la pandémie
Les deux approches dans la façon dont la pandémie est gérée en sont une bonne illustration. En France, on a confiné à l’échelle de la nation, les décisions ont été prises depuis Paris par l’État centralisé. Quand le gouvernement propose de décentraliser en laissant le soin aux préfets de prendre les décisions adaptées à leur contexte pour éviter une deuxième vague de la Covid-19, des voix s’élèvent accusant le gouvernement de ne pas prendre ses responsabilités. Et pourtant, les mesures récentes annoncées par le Ministre de la Santé exigeant la fermeture de l’ensemble des restaurants et bars à Marseille ont déclenché une véritable guerre entre Paris et ses territoires.
Aux Etats-Unis, le confinement et ses règles varient d’un état à l’autre pour préserver le fédéralisme. Pendant que Washington sous-estime les effets du virus, la Californie se confine dès le mois de mars. Les initiatives se font au niveau local et de manière individuelle : certaines enseignes américaines comme Staples décident de faire don de leurs infrastructures de drive-in pour permettre à l’État du Massachusetts de mener à bien sa campagne de dépistage gratuite. Certaines personnalités se mobilisent pour agir à la place du gouvernement. En avril dernier, Lady Gaga, soutenue par le mouvement Global Citizen en collaboration avec l'Organisation mondiale de la santé, a animé un concert virtuel de 8 heures en direct, « One World: Together at Home » (Un monde : ensemble chez soi). De grandes vedettes internationales se sont produites depuis leur domicile et ont récolté 128 millions de dollars en faveur des soignants et des ONG locales.
Évolution des cultures
Ainsi ces deux pays sont reliés par cet amour pour les idéaux démocratiques, mais les racines historiques donnent une interprétation différente aux notions de liberté, d’égalité et de fraternité.
Pourtant on trouve des similarités dans la réponse aux évènements actuels: crise identitaire, manifestations contre les violences policières et le racisme, mouvements anti-masques et liberté de travailler de part et d’autre de l’Atlantique. Alors, amour-haine ou juste différents dans leur manière d’affronter les bouleversements mondiaux actuels ?
En regardant vers le passé, on note que les situations de crise grave constituent des moments clés pour qu’une culture évolue. Ainsi on remarque que certains Américains perçoivent l’intérêt d’une solidarité institutionnalisée, et les Français commencent à remarquer les bienfaits d’un pouvoir plus proche du terrain. Est-ce que nos deux grandes démocraties transatlantiques en sortiront grandies ?