L’affaire des sous-marins : l’attitude américaine sous la loupe culturelle
Pour la première fois de son histoire, la France a rappelé son ambassadeur à Washington. Comment comprendre culturellement cette affaire « d’une gravité exceptionnelle », pour reprendre les termes de notre ministre des affaires étrangères ?
Au-delà des conséquences géostratégiques, économiques et politiques de la rupture de ce contrat, Laurence Petit et Sylvie Day, consultantes Akteos, nous proposent une triple réflexion sur la notion d’amitié, le contrat et l’honneur et l’importance de la proximité culturelle dans le processus de création de confiance.
“Il y a eu mensonge, il y a eu duplicité, il y a eu rupture majeure de confiance, il y a eu mépris donc ça ne va pas entre nous, ça ne va pas du tout”.
L’indignation est à son comble. Les mots de Jean-Yves Le Drian samedi 18 septembre au JT de France 2, suite à la rupture par l’Australie au profit des États-Unis de son contrat de livraison de sous-marins français, expriment toute la trahison ressentie par la France.
Au-delà de la colère, on essaie de comprendre. Les enjeux géostratégiques, au centre du revirement australien et de la volonté de présence renforcée des États-Unis dans la région, ont, depuis, fait l’objet de nombreuses analyses d’experts. Nous n’allons pas ajouter un nouvel avis sur la pertinence de la stratégie militaire américaine ou sur l’avenir de l’OTAN. Notre propos ici est différent. C’est sous l’angle exclusivement culturel que nous vous proposons de revisiter les évènements de ces derniers jours, en nous concentrant ici sur l’attitude américaine et la réaction française, deux cultures dans lesquelles nous avons baigné une partie de notre vie.
Nous soulignerons trois points en particulier :
1. Il y a ami… et ami
« Entre alliés, ça ne se fait pas » commentait Nicolas Sarkozy. « Quand on est ami, ça donne des droits et ça crée des devoirs ». Quoi de pire en effet que de trahir ses amis ? Mais au fait, les Américains sont-ils vraiment nos « amis » au sens français du terme ?
Pour comprendre la différence entre la notion de « friend » aux États-Unis et celle d’« ami » en France, il est d’usage de faire l’analogie avec deux fruits, la pêche (américaine) et la noix de coco (française).
Tout comme la coque solide protège l’intérieur de la noix de coco, le Français a souvent besoin de temps pour s’ouvrir et se livrer. Petit à petit, des affinités se développent, la coquille s’entrouvre, et ainsi se construit, lentement, une amitié qui est destinée à perdurer et qui suppose une confiance absolue. Authenticité et loyauté sont ici les maitres-mots.
A l’inverse, telle la chair tendre d’une pêche, l’Américain s’ouvre rapidement à son interlocuteur et se montre d’emblée chaleureux. Dans son référentiel de valeurs, les bonnes pratiques sont en effet d’être cordial, ouvert et souriant. Le problème est que, en raison du niveau de proximité manifestée et de l’utilisation du mot « friend », le Français pense alors s’être fait un ami, un vrai, et ignore qu’il a encore un noyau dur à percer avant de pouvoir entrer dans la sphère intime de l’Américain, celle où l’on peut parler de confiance, de droits et de devoirs d’amis tels qu’on les entend en France.
Ne pas avoir conscience de cette différence nous expose à des malentendus et des déceptions. En d’autres termes : en amitié, attention aux faux amis… Sommes-nous au cœur du noyau américain ? Telle est la question.
2. Logique du contrat et logique de l’honneur
Il s’agit des termes employés par l’anthropologue français Philippe d’Iribarne pour expliquer les différentes logiques prévalant dans les relations professionnelles des deux côtés de l’Atlantique. Ils apportent un éclairage à la situation présente : dans une logique contractuelle, toute rupture de contrat entraine, certes, des conséquences (financières) prévues dans les clauses, mais elle ne s’accompagne pas d’émotion particulière. Il n’y a pas d’affect. Ce n’est pas contre des personnes que l’action est dirigée ; le focus est sur l’intérêt, l’affaire en cours. Dans le jargon interculturel, nous disons que la culture américaine est centrée sur la tâche : « Nothing personal », « Business is business » sont des expressions qui reflètent cet état d’esprit. Même si le contrat est brisé, rien ne nous empêche de maintenir de bonnes relations car il s’agit de deux choses distinctes.
Dans la logique de l’honneur, la relation professionnelle est plus affective, empreinte de fierté et d’amour propre. Là où la culture américaine des affaires est focalisée sur la tâche, la culture française est d’avantage centrée sur la personne. Je m’engage personnellement dans le contrat. Lorsqu’il est rompu dans les conditions que nous avons vécues ici, je me sens humilié car c’est mon honneur qui est bafoué.
Dès lors, je peux me sentir autorisé à rendre coup pour coup, et me montrer même personnel dans l’attaque. En affirmant que « Joe Biden, c’est Donald Trump sans les tweets », tout en connaissant le contexte politique américain et les relations entre ces deux hommes, je sais que cette sortie peut blesser.
Si la colère française est perçue par beaucoup d’Américains comme légitime, l’expression émotionnelle de celle-ci a surpris aux États-Unis, où la gestion des émotions est plus intériorisée en affaires. Ainsi, on a pu parler dans la presse américaine de « bouderie » pour qualifier l’annulation de la soirée de gala à Washington et le rappel des ambassadeurs.
3. Qui se ressemble s’assemble
Dans son ouvrage « Effective international business communication », Bob Dignen décrit les ingrédients qui permettent de développer la confiance en contexte international. Parmi les tout premiers, il évoque la similarité : on fait confiance aux gens qui nous ressemblent. Ceci nous invite à nous interroger sur la notion de proximité culturelle.
Le Profil Culturel Akteos permet, sur la base de dix critères ou dimensions culturelles, de relever les écarts entre cultures. A ce titre, la comparaison des profils culturels des pays concernés par l’affaire des sous-marins (pays de l’Aukus et France) est édifiante :
Comparaison entre les Profils Culturels américain, autralien, britannique et français
A l’exception notable près du mode de communication (beaucoup plus indirect chez les Britanniques), le trio États-Unis, Royaume-Uni, Australie se retrouve quasiment aligné sur la plupart des dimensions culturelles. Cela démontre ce dont on se doutait déjà : au-delà de la proximité linguistique et de l’appartenance historique commune à l’Empire Britannique, ces pays ont aussi des modes de fonctionnement proches dans le contexte professionnel, ce qui facilite grandement la collaboration.
La France est quant à elle plus éloignée de ces trois cultures, les plus grands écarts se situant au niveau de la prise de risque et surtout du raisonnement. Pas étonnant dès lors, au-delà des rapports de force et du contexte géopolitique, évidemment centraux ici, qu’un Australien soit naturellement plus sensible à des arguments apportés par des Américains et des Britanniques qui raisonnent comme lui plutôt qu’à ceux de Français modelés par quatre siècles d’un cartésianisme à la française qui lui est parfaitement étranger.
Cette réalité étant posée, l’écart culturel ne constitue pas une incompatibilité. Bien au contraire, il peut être source d’une complémentarité très constructive. Mais il requiert un effort de tous les instants. Serons-nous prêts à le fournir ?
Ce n’est pas la première fois que la relation franco-américaine est mise à l’épreuve. Cette affaire s’inscrit dans une relation historiquement passionnée et complexe, marquée, pour le côté amour, notamment par la contribution du marquis de Lafayette à l’indépendance américaine, par les débarquements de l’allié américain lors des deux guerres mondiales ou par le plan Marshall, mais aussi, pour le côté désamour, par un anti-américanisme latent en France dès le XIXe siècle, lorsque des écrivains comme Baudelaire et Stendhal reprochaient déjà à l’Amérique « son ignorance, sa vulgarité, et son absence de raffinement intellectuel ». A revendiquer comme les Etats-Unis l’universalité de notre modèle (ne sommes-nous pas la patrie de la Déclaration universelle des droits de l’homme ?), nous nous sentons en concurrence avec eux, tout en ayant bien conscience que nous ne jouons pas dans la même cour.
Les Américains eux aussi se sont sentis « trahis » à plusieurs reprises, par exemple lors de la sortie de la France du commandement intégré de l’Otan en 1966 ou du refus de participer à la guerre en Irak en 2003. Alors, nouvelle dispute conjugale ou malaise plus profond ? A l’aune de la relation avec les Britanniques, nos « meilleurs ennemis » depuis la bataille de Hastings il y a près de mille ans, on se dit que la complexité de la relation franco-américaine a de beaux jours devant elle.