Tunisie, Algérie, Maroc : une région en mutation
Le Maghreb est actuellement traversé par de profondes mutations. Retour sur ces transformations radicales, et quelques conseils avec Hakim El Karoui.
Une collection de groupes d'intérêts privés
Comprendre cette région, c’est d’abord saisir son soubassement anthropologique et l’héritage culturel spécifique du Maghreb, notamment le rapport entre les structures tribales et la formation des Etats. Qu’est-ce qu’une « tribu » ? De façon simplifiée, il s’agit d’un ensemble de relations interpersonnelles de groupes d’intérêts privés. Les sociétés du Maghreb peuvent être comprises comme l'addition de ces groupes privés.
Au Maroc, ces groupes sont organisés autour d’un monarque à l’autorité institutionnelle forte et ancienne, ancrée dans l'histoire, avec une dimension religieuse en tant que « commandeur des croyants ». Il y a également une force financière, et la force de l'État. Surtout, le roi arbitre. Cet arbitrage se fait sur des réalisations et sur des bases régionales, en promouvant les personnes de confiance. Ce fonctionnement est d’ailleurs essentiellement le même en Algérie ou dans la Tunisie de Bourguiba.
Les identités citadines sont marquées, et elles sont assez largement des identités tribales. Les Fassis ne sont pas les Rbatis, ni les gens de Tanger ou de Casablanca. En Algérie, les gens de l'ouest, ne sont pas ceux de l'est ou de Kabylie. En Tunisie, les Sfaxiens ne sont pas les Djerbiens, etc. Ces identités régionales sont liées à des solidarités privées et familiales, avec des alliances.
Dans leur élan démocratique, les Tunisiens ont quant à eux mis en place des institutions rendant complexe la prise de décision. Le pouvoir y est partagé entre la Présidence de la République, le Chef du Gouvernement et l'Assemblée. Ce système institutionnel peut montrer des inefficacités, notamment dans la prise de décision administrative, politique et, du coup, économique. L’action du président Saïed le 25 juillet 2021 est une conséquence de ces difficultés institutionnelles.
Entre montée du féminisme et islamisation
Hors du Maghreb on ne perçoit souvent pas l'incroyable transformation de ces sociétés, sous l’effet de l'universalisation de l'éducation et de l'alphabétisation. Le grand phénomène, c'est la montée en puissance des femmes, avec des femmes qui ont massivement accès à l'éducation secondaire et supérieure. Il y a plus de filles que de garçons à l'université aujourd'hui, et ce dans les trois pays du Maghreb. Cela a un impact sur la démographie, avec des filles qui font des études, se marient et ont des enfants plus tard. Avec donc une baisse de la fécondité. De plus en plus, même s’il y a encore du retard, ces femmes travaillent. Le taux d'activité féminin monte à 27 %-28 % : c'est encore très bas, mais le ratio augmente.
Les Européens venant au Maghreb croient voir des femmes oppressées. En fait, c'est l'inverse. Il y a un profond mouvement d’émancipation, avec un système interrogé par ce changement. En parallèle, la montée des mouvements islamistes (qui est ancien) peut être compris comme une réaction corrélée à cette transformation du statut des femmes.
Codes et des comportements : attention aux faux-semblants
Les Français venant au Maroc croient très bien comprendre le pays. En réalité, ils se trompent souvent. Cette illusion vient d’une familiarité historique, culturelle et humaine, les franco-maghrébins représentant pas loin de 8 % de la population française. Pourtant, les codes et les comportements du Maghreb leurs sont complètement étrangers. Notamment sur ces sujets d’organisation entre les hommes et les femmes, ou d'organisation de la société et de relation à la loi. En France ou en Europe, la loi a un statut d’universalité alors qu’au Maghreb, elle s’incorpore dans de complexes rapports de force. Au-delà de l’application pure et simple de la loi, les « puissants » peuvent par exemple créer des réseaux d’affidés qui attendront d’eux des aides diverses. C'est ainsi un système où si certains considèrent qu’ils ont le pouvoir, l’obligation de redistribution existe aussi, que certains transforment en droit à la prévarication. Ce lien est fondamental car, sans lui, la solidarité du groupe est brisée.
Maghreb et Europe : vers de nouvelles chaînes de valeurs
Les économies sont elles aussi en mutation. La pandémie a soulevé de nombreuses questions sur les chaînes de valeur et leur (re)localisation en Europe, ou à proximité de l’Europe. Le Maghreb fait, de ce point de vue, « partie » de l'Europe, avec une proximité à la fois géographique mais aussi politique.
La compétitivité du Maghreb est forte, avec là encore bien sûr des écarts régionaux selon les industries, le poids relatif des classes moyennes ou le niveau d’éducation. L'économie algérienne reste à part, avec un modèle économiques lié aux hydrocarbures (21 % du PIB et 93 % des exportations en 2020, selon la Coface).
Le modèle économique traditionnel, notamment du Maroc et de la Tunisie, était l'export à bas coût vers l'Europe. On a commencé dans le textile, et puis on s'est déployé dans les pièces automobiles, l'aéronautique (notamment pour le Maroc), ou encore l'ingénierie et les services IT. Il y a une montée en gamme dans les services, en gardant toujours d’importantes activités textiles et industrielles. Et puis, il y a le tourisme, qui est en fait l'export de services et l'importation d'Européens dans ces pays.
Le Maghreb a une carte à jouer dans les services à la personne, sur tous les sujets liés au vieillissement, à la santé, etc. On parle non seulement de retraite, en alternative au Portugal, mais aussi de santé (parfois non critiques, comme l’esthétique ou le dentaire), avec une forte qualité de service par rapport aux offres qu’on trouve en Europe. Le Maghreb a là des atouts, au moment où les systèmes de sécurité sociale européens cherchent à rationaliser leurs coûts et se tournent vers le privé.
Relations professionnelles
En venant au Maghreb, il faut garder à l’esprit que les responsables économiques locaux seront très attentifs à la création de valeur locale. Les entrepreneurs et les investisseurs doivent adapter leur approche avec sincérité, notamment en s’attachant à démontrer en quelle mesure ils viennent contribuer au développement, à la formation, au transfert de compétences, etc.
Les relations professionnelles ne sont pas homogènes selon les pays du Maghreb. Les responsables Algériens ont conscience de l’importance pour le monde des richesses minérales de leur pays. Les Tunisiens peuvent parfois paraître plus insulaires que des Marocains qui donnent vers différents horizons, vers l'Afrique ou vers les États-Unis. Les élites marocaines ont un passé plus ancien qu’en Algérie, et y sont davantage proche de l’Etat. En Tunisie, il y a une situation intermédiaire.
Modestie et discrétion
Encore une fois, les Français au Maghreb doivent se méfier d’une fausse proximité culturelle. Un premier conseil, c'est la modestie. Le risque traditionnel, pour un Français, c'est l'arrogance. Les interlocuteurs maghrébins seront sensibles au comportement, et à la discrétion. Il faut être modeste, sans en rajouter, et tout d'abord sur la compréhension de pays forts différents, malgré une histoire commune. La modestie, c’est garder à l’esprit qu'en fait, on ne comprend pas. On croit comprendre, mais on ne comprend pas. On peut par exemple laisser quelqu’un commenter négativement son pays, mais ce n’est jamais à un expatrié fraichement débarqué de le dire !