Parité hommes-femmes en question : sociétés traditionnelles et rapports de genre
A l’occasion de la Journée Internationale des Droits de la Femme, nous nous interrogeons sur l’apport des sociétés traditionnelles à l’étude des rapports de genres.
Alors qu’en Europe, les débats autour de la parité aboutissent à l'élaboration d'une législation plus progressive, en Inde et en Chine, la pratique de l’infanticide féminin présente comme celle de l'excision en Afrique un cas limite de violence faite aux femmes. L’extrême diversité des situations rencontrées dans le monde s’agissant de la condition féminine rappelle que la place des femmes et la reconnaissance de leurs droits demeurent soumises au relativisme culturel de chaque société. Mais la persistante domination masculine ne saurait nier pour autant le rôle essentiel joué, même dans les cultures plus conservatrices, par les épouses, les sœurs ou les mères dans de nombreux domaines du social, de l’économique ou du religieux. Les réalités de terrain traduisent en effet les multiples manières dont les femmes savent composer avec le principe ancestral de l’autorité et du pouvoir masculins.
Quels sont les fondements de cette hiérarchie d’une culture à l’autre ? A l’aide d’exemples empruntés à différentes régions du monde, nos deux articles (publication de la seconde partie le mardi 23 mars 2021) de démêler l’écheveau complexe des rapports de genre et de faire le tri des idées reçues sur le sujet.
Les enseignements de l’ethnologie
L’ethnographie des sociétés traditionnelles, amérindiennes, mélanésiennes, subsahariennes, ou encore australiennes est riche d’enseignements pour notre discussion. L’organisation sociale de ces diverses populations du globe ainsi que leurs représentations des rapports hommes-femmes se singularisent en effet par leur caractère plus archétypal que les sociétés modernes de l’ère post-industrielle. Elles constituent en ce sens le point de départ de notre étude de la fabrique culturelle de la différenciation sexuelle. On choisira ici de distinguer, le sexe, c’est-à-dire la différence anatomique objective et irréductible existant entre hommes et femmes, du genre qui se rapporte aux rôles respectifs assignés aux hommes et aux femmes dans chaque société.
La multiplicité des cultures et des histoires régionales induit la diversité des économies et des jeux de pouvoir entre le masculin et le féminin. Elle souligne l’incroyable inventivité des sociétés humaines quant au partage des rôles et des prérogatives dévolus aux hommes et aux femmes à partir d’un seul et même fait biologique. Toutefois cette richesse culturelle contraste fortement avec la monotonie du discours universel sous-jacent tenu sur les genres. Il subsiste partout, au moins à l’état résiduel, les notions d’un sexe majeur et d’un sexe mineur, soit en d’autres termes une hiérarchie des genres caractérisée par une survalorisation des hommes et une dépréciation des femmes.
La thèse du matriarcat archaïque
Face à la persistante domination masculine, certains sociologues du XIXe siècle, dont le Suisse Johann Jakob Bachofen (1861)1, ont voulu voir dans ce phénomène le fruit d’une lente évolution de l’humanité qui aurait conduit les sociétés d’un stade initial de matriarcat archaïque à une phase de développement ultérieure de patriarcat généralisé. Selon cette thèse, les sociétés premières auraient été caractérisées par au moins deux traits constitutifs. Il s’agirait d’abord, de l’ignorance de la paternité physiologique. La méconnaissance de la qualité des géniteurs des pères aurait favorisé la domination des mères au sein des familles face à leurs conjoints ravalés au rôle de simples compagnons de vie. Ensuite, l’existence de cultes de déesses-mères (comme l’archéologie en apporte de multiples témoignages dans les civilisations antiques de la Mésopotamie, de Sumer, de l’Indus, ou encore de l’aire minoenne méditerranéenne) y aurait renforcé le primat des femmes.
Malgré un biais évolutionniste caractéristique de la pensée du XIXe siècle, cette thèse quoiqu’originale est démentie par les faits. Le pouvoir politique des femmes dans l’Antiquité reste largement un mythe. Cette affirmation ne nie en rien les règnes attestés de femmes en qualité de reines, impératrices douairières, ou encore régentes, puisqu’en effet l’histoire nous en offre de nombreux exemples. Elle souligne en revanche le caractère très minoritaire de ce phénomène de pouvoir féminin. Il faut en outre ajouter que ces souveraines furent le plus souvent encadrées, dans l’exercice de leur gouvernance, par un collège politique quasi-exclusivement masculin. En sorte que les Amazones de la mythologie grecque ne trouvent finalement aucune traduction concrète au plan historique quelles que soient les aires culturelles considérées.
La fin d’un l’évolutionnisme
Quant aux deux principaux arguments avancés en défense de la thèse du matriarcat archaïque, un constat s’impose, d’une part, au sujet des déesses-mères. Si les femmes sur le plan religieux sont souvent encensées et vénérées à travers des images de procréatrices, d’incarnations de la fertilité, de modèles de prodigalité ou encore de protectrices, ces cultes n’empêchent en rien qu’elles soient parallèlement asservies au plan individuel. C’est par exemple fréquemment le cas en Inde où la multiplicité des déesses du panthéon hindou coexiste en apparente contradiction avec le phénomène dit des « femmes manquantes » lié aux pratiques conjuguées de l’infanticide et du fœticide féminins. Il y a de ce point de vue un hiatus très net entre les représentations du féminin, en tant que concept, et la réalité vécue par les individus empiriques. D’autre part, l’étude des sociétés de ce type par les ethnologues dément l’hypothèse d’une ignorance de la fonction du père dans la procréation comme cause potentielle de supériorité des épouses sur leurs conjoints. C’est ce que nous apprennent en particulier les travaux de l’anthropologue d’origine polonaise Bronislaw Malinowski réalisés dans l’archipel des îles Trobriand, au large de la Nouvelle Guinée2 XXe siècle. L’enquête ethnographique démontra en effet que la méconnaissance de la paternité biologique par cette société mélanésienne n’y minorait en rien le statut des hommes par rapport aux femmes. L’absence d’autorité paternelle dans la famille trobriandaise s’y trouvait en fait compensée par la figure prééminente de l’oncle maternel. L’exemple de cette société insulaire du Pacifique Sud montre en somme la confusion longtemps entretenue entre les supposés matriarcats et les systèmes de parenté matrilinéaires. On désigne par ce terme les sociétés dans lesquelles les appartenances lignagères 3 sont transmises à la progéniture par la mère et non par le père. Or, comme le démontre la culture trobriandaise, la matrilinéarité n’est aucunement synonyme de pouvoir féminin puisque la fonction de chef de famille est y transférée non à la mère comme le pensaient les sociologues du XIXe siècle mais à l’oncle maternel, le premier dépositaire de l’autorité filiale4 à l’égard de ses neveux et nièces utérines. Exit donc la thèse du matriarcat originel et en même temps constat réaffirmé du caractère séculaire et généralisé de la domination masculine.
L’exercice de la force au fondement de la hiérarchie
Cette théorie étant écartée, remontant aux origines des sociétés, la question sous-jacente est celle des fondements archaïques de la hiérarchie des sexes. Deux ordres de valeurs entrent ici en jeu : le pratique et le symbolique. D’abord, les femmes sont le plus souvent exclues des fonctions politiques parce que l’art de gouverner implique traditionnellement de recourir à la violence. Or les armes utilisées pour faire la guerre ou chasser ont toujours été l’apanage des hommes. Cette règle rencontre cependant un certain nombre d’exceptions, à l’instar des femmes Kurdes Peshmergas5 engagées actuellement au Kurdistan sur des théâtres de combat extrêmement violents. On peut également citer sur ce thème l’exemple de nombreuses tribus amérindiennes dont les femmes avaient coutume d’accompagner leur conjoint à la chasse ou à la guerre. Plus près de nous, dans la société gauloise, de jeunes concubines suivaient de même leur compagnon en campagne militaire. Toutefois, cette relative liberté de mouvement cessait dès lors qu’elles avaient enfanté et se voyaient confinées au foyer afin de veiller au bien-être de leur progéniture. Cette fonction limitative conférée aux jeunes mères nous donne une clé de l’énigme de la domination masculine : les contraintes de la maternité autour des enjeux liés à l’enfant, garant de la pérennité du groupe. En définitive, c’est plus la volonté de contrôler et d’assurer la reproduction des lignages auxquels les femmes sont cédées comme épouses, qu’un prétendu handicap physique féminin par rapport aux hommes (moindres corpulence, taille ou force) qui règle leur coutumière exclusion des fonctions politiques6.
Inverser la réalité biologique
La seconde dimension constitutive de la discrimination sexuelle réside dans l’enjeu symbolique à assigner les femmes à des fonctions subordonnées. Il est ici avant tout question d’inverser la donne biologique, car en effet, les femmes ne sont affectées d’aucune infériorité naturelle par rapport à leurs compagnons, loin s’en faut. Qu’on songe par exemple à la mortalité infantile des garçons, universellement supérieure à celle des filles, pour s’en convaincre. L’espérance de vie des femmes, en moyenne de 4,2 ans supérieure à celles des hommes à l’échelle de la planète (72,6 ans contre 68,4 ans 7 ), confirme d’ailleurs cette moindre endurance physique du sexe masculin. Ce donné biologique indéniable s’inscrit bien en faux contre la thèse du fondement anatomique de la domination masculine. Tout repose en réalité sur les représentations culturellement construites qui soulignent abusivement les différences anatomiques existant entre les sexes et régissent les rapports de genres. En saluant la force, les sociétés accordent le primat du masculin, tandis qu’elles donneraient l’avantage aux femmes si elles favorisaient la résistance ou l’endurance.
Mais le trait de supériorité naturelle le plus significatif des femmes tient incontestablement à l’enfantement que jalouse l’inconscient masculin, comme il convoite aussi leur capacité de jouissance sexuelle supérieure à la fois en intensité et en quantité. C’est ainsi que de nombreuses sociétés, afin de neutraliser cette double évidence biologique, tiennent un discours dépréciateur de contre-vérité sur la maternité et la sexualité féminine. C’est le cas par exemple des Indiens Navajos de l’Arizona, qui minimisent le rôle des mères dans la conception en ravalant leur fonction à celle de simples réceptacles passifs du fœtus. Dans leurs représentations collectives, c’est en effet la semence paternelle qui est réputée créer l’enfant, ce qui engendre la nécessité d’avoir des rapports sexuels fréquents pendant la grossesse afin d’alimenter la croissance du fœtus.
Mais l’ethnographie des Baruyas de la Nouvelle Guinée étudiés par l’anthropologue Maurice Godelier8 nous fournit sans conteste l’illustration la plus manifeste de relégation des femmes dans les discours sur la procréation. Chez ce peuple montagnard resté presque autarcique jusque dans les années 1950, l’allaitement des garçons par la mère pendant leur petite enfance est suivi, au seuil de l’adolescence, par une forme d’allaitement, cette fois initiatique, au sperme des aînés. Au-delà du caractère sans doute choquant de la pratique, l’idée sous-jacente est que l’enfant acquerra sa constitution d’adulte grâce au sperme ingéré. Cette coutume minore d’autant plus l’allaitement véritable que les Baruyas affirment que le lait maternel ne peut nourrir le nouveau-né qu’à la condition que la mère ait avalé préalablement le sperme du père. En fait, les hommes de cette tribu réussissent par ce biais le double coup de force idéologique et rhétorique de s’attribuer l’essentiel du crédit symbolique de l’engendrement, tout en fixant et la fréquence et la nature de leurs rapports sexuels avec leurs compagnes.
Le masculin déploie en somme une grande inventivité pour redéfinir sa relation au sexe féminin. Il tente de rivaliser - comme le font les hommes de certaines tribus aborigènes d’Australie en s’incisant le sexe afin d’imiter le cycle menstruel – ou au pire de dominer, en recourant éventuellement à la violence, à l’instar de nombreuses sociétés d’Afrique subsaharienne, du Moyen Orient ou d’Asie du sud et du sud-est qui pratiquent encore l’excision.
Les femmes actrices centrales de la vie économique
Pour autant, il serait infondé de réduire la problématique des rapports de genres à un mécanisme exclusif d’aliénation féminine. En ce sens, les nombreux champs économique et social dans lesquels s’imposent les femmes des sociétés traditionnelles montrent qu’elles ne sauraient embrasser la seule fonction maternelle. C’est le cas par exemple lorsqu’elles gèrent les finances domestiques, veillant par leur pragmatisme et leur activisme économique (artisanats, services, commerces) à procurer des revenus complémentaires à leurs familles. Ce constat avait inspiré la politique de microcrédits de la Grameen Bank dès sa fondation en 1976. D’un point de vue éthique et social, prêter aux femmes c’est d’abord leur permettre de s’émanciper par le travail. On observe en outre qu’elles conduisent leurs activités prioritairement afin d’améliorer le quotidien de leur foyer là où les hommes se révèlent moins altruistes avec leurs revenus. Ensuite, sur le terrain de la rentabilité économique, le taux de recouvrement des créances détenues auprès des femmes par l’institution bangladaise varie entre 95 et 97 %, un taux de remboursement moyen supérieur à celui des hommes (entre 72% et 83%). En d’autres termes, prêter aux premières se révèle plus sûr que de miser sur le masculin.
Or cette intervention des femmes dans le domaine économique n’est aucunement un phénomène moderne, ce dont témoignait par exemple la place des matrones dans la société iroquoise aux XVIIe et XVIIIe siècles dans la région des grands lacs. Ces femmes amérindiennes disposaient en effet d’un pouvoir d’obstruction dans les conseils de guerre, à la faveur de leur double fonction de pourvoyeuses des vivres et de gestionnaires de l’intendance dans les campagnes guerrières. Ce droit de veto, s’agissant d’une activité éminemment politique, leur était reconnu en raison de leur maîtrise de l’intégralité des tâches agricoles au sein des cinq nations iroquoises. Bien que la chasse fût plus valorisée et par définition réservée aux hommes, c’est l’agriculture, plus productive, qui couvrait l’essentiel des besoins alimentaires de cette société. En ce sens, le statut élevé des matrones iroquoises découlait directement de leur rôle économique prépondérant. Cette culture amérindienne reconnaissait donc une véritable complémentarité entre hommes et femmes sans chercher l’égalité des sexes.
Le biais confucéen
Une autre illustration éloquente de cette hiérarchie des fonctions et interdépendance des genres nous est présentée par la Chine traditionnelle, à travers le représentant la relation entre le Yin et le Yang, principes masculin et féminin. L’image traduit bien l’idée d’un équilibre entre les sexes avec le fait que chacun porte en lui le germe de l’autre, de telle sorte que la déficience de l’un des deux termes rejaillit nécessairement sur le monde, la famille, le couple. Mais il s’agit d’une régulation hiérarchique qui ne vaut pas égalité car depuis Confucius (VIe s. avant notre ère), une supériorité incontestable est accordée à l’homme. C’est ce qu’exprime clairement le tableau ci-dessous associant, dans une éthique typiquement confucéenne, un certain nombre de valeurs au Yin et au Yang.
Yin | Yang | ||
Noir | 黑 hēi | Blanc | 白 bái |
Sombre | 暗 àn | Clair | 亮 liàng |
Nuit | 黑夜 heī yè | Jour | 白天 bái tiān |
Lune | 月 yuè | Soleil | 日 rì |
Hiver | 冬 dōng | Eté | 夏 xià |
Nord | 北 běi | Sud | 南 nán |
Gauche | 左 zǔo | Droite | 右 yoù |
Terre | 地 dì | Ciel | 天 tiān |
Femme | 女 nǚ | Homme | 男 nán |
Vide | 虛 xū | Plein | 實 shí |
Introversion | 內 nèi | Extraversion | 外 wài |
Passif | 被動 bèidòng | Actif | 主動 zhǔdòng |
Pair | 偶 oǔ | Impair | 寄 jī |
L’opposition entre la clarté et l’obscurité, le transcendant (ciel) et le mondain (terre), la droite et la gauche ou encore l’actif et le passif, consacre bien le primat du Yang masculin sur le Yin féminin.
L’Hindouisme et le rôle rituel des épouses
De manière très comparable, la religion hindoue, apparie les grands dieux du panthéon à des déesses (Vishnu à Lakshmi, Brahma à Saraswati, Shiva à Parvati…) qui leur sont subordonnées. Cependant aucune divinité masculine ne saurait perdurer sans l’agence de l’énergie féminine à ses côtés, la shakti. Le dieu est inopérant sans sa parèdre. Il demeure un potentiel que la puissance féminine a pour tâche de réveiller. De même, dans la vie conjugale, l’homme marié, ne peut accomplir aucun rituel central de sa vie d’adulte sans la présence de son épouse qui par sa shakti confère au sacrifice à sa fonction performative. Or ces oblations sont essentielles au chef de famille, maître de maison (grihasta), qui doit s’acquitter de ses trois dettes fondamentales de naissance à l’égard des dieux, des sages visionnaires des temps védiques, et de ses ancêtres. Il convient donc de reconnaître à l’épouse une forme de prêtrise dans son intervention rituelle auprès du conjoint.
Une mise en perspective comparative de ces cultures avec les sociétés modernes de l’ère post-industrielle nous révèlera que les idées d’égalité des sexes et de parité, qui s’imposent peu à peu en occident comme la déclinaison contemporaine des idéaux des Lumières, apparaissent comme des valeurs relativement jeunes et encore trop minoritaires dans l’histoire de l’humanité.
Dans un second article, à paraître prochainement nous nous interrogerons sur les évolutions contemporaines en matière d’émancipation féminine au Moyen Orient, en Asie et en Occident (Etats-Unis, France et modèle scandinave).
1 Johann Jakob Bachofen, Du Règne de la Mère au Patriarcat, PUF, Paris, 1938.
2 Bronislaw Malinovski, Les Argonautes du Pacifique Occidental, Gallimard, paris, 1989.
3En descendance d’un ancêtre commun.
4 Comme s’il en était le père dans d’autres sociétés alors que sa relation avec ses neveux et nièces n’est pas filiale mais avunculaire.
5 L’exemple est particulièrement remarquable en ce sens que ces bataillons kurdes peuvent être exclusivement composés de combattantes
6 On comprend toutefois que la phase juvénile du développement de l’enfant complique considérablement les déplacements d’une mère sur les théâtres de conflits. En comparaison, la paternité ne constitue que rarement un motif légitime d’exemption de participation aux combats.
7https://www.cia.gov/the-world-factbook/countries/world/#people-and-society
8 Maurice Godelier, La Production des Grands Hommes : pouvoir et domination masculine chez Baruya de Nouvelle Guinée, éd Flammarion, Paris, 2003.