Marathon à la coréenne
Dans son livre "Ils sont fous ces Coréens", Eric Surdej témoigne de son expérience de directeur de LG France et nous dévoile les coulisses de la méthode coréenne. Décoiffant!
Où donc M. Eric Surdej, un cadre dirigeant bon teint, formé en école de commerce, passé à des postes de managers internationaux au sein de prestigieuses sociétés japonaises (Toshiba, Sony), où donc ce parfait executive globalisé est-il allé chercher les nerfs d’acier pour tenir huit ans la filiale française de la société coréenne LG ? Et sur le rythme auquel ces huit ans ont passé, chez les « forcenés de l’efficacité », pour reprendre le sous-titre du livre, entre Villepinte, le siège français, et Séoul. Huit ans à bâtir un pont entre deux univers culturels qui ne se rencontrent pas, autant sur les relations humaines que professionnelles.
Si personne ne peut courir quatre ou cinq marathons d’affilé, c’est pourtant bien l’impression que M. Surdej donne à son lecteur en parlant de la vie professionnelle des Coréens, et à moitié de lui-même, puisque ses collaborateurs l’avaient surnommé le half Corean. Et ce marathon sans fin n’est pas un tranquille tour de piste, mais bien une course sprintée, où le moindre fléchissement doit être expliqué, commenté à sa hiérarchie et pour lequel il faut à chaque fois jurer devant elle qu’il ne se reproduira pas. C’est une lutte permanente : atteindre ses objectifs, endurer tête baissée les extravagances du management, porter inlassablement plus haut, plus loin, plus fort la marque LG, ses produits, ses valeurs. Voilà ce qui saute aux yeux à la lecture de ce témoignage : la charge de travail, l’omniprésence du chef, le dévouement total à l’entreprise, la recherche constante d’une meilleure efficacité, la mise en chiffre et courbe de tout pour rationaliser, mesurer, contrôler, etc. Si nous ne pouvons prendre pour argent comptant le témoignage, car subjectif bien entendu, mâtiné d’amour déçu peut-être, son objectif est parfaitement atteint : on découvre l’envers du décor avec gourmandise tant ce récit se lit comme un roman.
Si l’on prend rapidement la mesure du défi que M. Surdej s’est lancé en devenant Directeur Général puis Président de LG France, une première pour un non-Coréen, son livre est d’abord le récit d’une formidable adaptation interculturelle. L’opération, telle que le lecteur la devine, est extraordinaire et se résume à passer d’un contexte mental occidental, dans lequel on se réalise aussi hors de son travail à un contexte mental coréen dans lequel on ne se réalise que par son travail (en dehors de quelques moments de détente sur les parcours de golf). L’esprit coréen tel qu’il est décrit ici est concentré sur ses objectifs, tendu vers un point focal : le passage de la couleur rouge à verte dans les tableaux de reporting. Seule la perfection est acceptable et la perfection c’est 100% de l’objectif. Atteindriez-vous 99%, le manager coréen y verra un échec et vous obligera d’en expliquer la raison, et jusqu'à Séoul s'il le faut, même pour une réunion de vingt minutes. La satisfaction du travail accompli n’a donc pas lieu d’être dans une telle organisation. Tel Sisyphe, avec humilité, vous remontez tous les soirs votre lourd rocher pour le voir le lendemain dégringoler la pente raide du reporting.
Ce livre est aussi le récit d’une progression, celle d’un Français à l’intérieur d’une organisation coréenne, d’abord hermétique aux étrangers (et aux femmes), qui va leur ouvrir très lentement les portes de la caste des décideurs. Le point de vue ne prétend nullement à l’objectivité : l’expérience humaine y est très présente, riche, il livre beaucoup d’anecdotes et nous dévoile la plus simple situation professionnelle (le collaborateur coréen qui reçoit un appel de sa hiérarchie doit répondre au plus tard à la deuxième sonnerie) jusqu’à une incroyable expérience mystico-guerrière de groupe. Car notre Français se trouve au milieu de situations invraisemblables, comme un soir où tous les dirigeants sont réunis en Corée, dans une sorte de team building, dehors, par un froid glacial, autour d’un feu tout de même, et portent successivement des toasts virils en hurlant la gloire de LG, promettant de tout donner pour des résultats meilleurs encore. Et tout dans ce contexte signifie vraiment tout : pas de vie privée, pas de vie de famille, pas de congé, seulement LG.
Il y a, sur les sujets du management, de la hiérarchie, des relations nippo-coréennes (les premiers considérant les seconds comme des paysans sans éducation, les seconds percevant les premiers comme l’ennemi à abattre et le moteur de leur volonté de gagner), une matière inépuisable à traiter dans le cadre d’une série que nous initions par ce premier billet. Les Coréens tels que M. Surdej les voient ne doutent pas. Ils sont des guerriers, toujours prêts, à l’assaut de tous les marchés en appliquant partout la même méthode de rationalisation à outrance par ultra-division des tâches et mesure de l’efficacité de leur traitement. C’est la culture du fait, du classement où l’échec est banni, purement et simplement, où les rapports humains sont directs, brutaux, où le manager a sur son collaborateur un ascendant total. Une marche dans les ronces qui peut avoir sur la santé et la vie familiale des conséquences directes et fortes, impliquant de nombreux sacrifices et quelques blessures. M. Surdej raconte qu’un de ses collaborateurs coréens, soumis à une très forte pression pour répondre à une demande de Séoul, n’était pas rentré chez lui plusieurs jours de suite, dormant à peine, au bureau, quelques heures. Inévitablement, il craque. Lorsque M. Surdej se rend à l’hôpital en apprenant la nouvelle, les Coréens de l’équipe sont là aussi. Ceux-là apprennent que le collaborateur est hors de danger. Ils se tournent alors vers lui qui, interloqué, s’entend demander quand est-ce que le collègue reviendra !
Un passage du livre m’a particulièrement marqué et résume, je crois, le regard que l’auteur nous invite à porter sur les Coréens. Alors qu'il participe à un séminaire de dirigeants en Corée, les journées sont évidemment très longues, encadrées par des gardes qui sont là pour s'assurer que les notions abordées sont bien traitées, intégrées et les nuits consacrées à bachoter. Personne ne dort. Pas plus l’auteur d’ailleurs qui chaque soir s’échappe de sa chambre pour aller courir dans les environs du camp où ils sont installés. Il aperçoit, un peu plus loin devant lui, de jeunes collaborateurs LG, eux aussi en séminaire, courant péniblement dans la nuit par petites grappes. Tous au bord de l’implosion. Il apprend un peu plus tard que ces hauts potentiels avaient pour obligation de courir tous les soirs… un semi-marathon.
On sort de ce livre épuisé par tant de travail, de reporting, d'empoignades, de voyages entre Villepinte, dans la banlieue parisienne, et Séoul, d’objectifs, de pression et avec le sentiment, c’est vrai, d’avoir plongé dans une entreprise coréenne et de mieux connaître cet univers finalement peu connu. On en a les jambes engourdies d’avoir tant couru.