L'Union indienne face au coronavirus
Comment la crise du Covid-19 est-elle gérée en Inde ? Quelles sont les dimensions culturelles et les valeurs en jeu ?
La culture indienne et la gestion de la crise du Covid-19
En dépit de ses frontières communes avec la Chine, le gouvernement central de l’Union indienne attendra plus de 7 semaines entre l’enregistrement du premier cas de contagion sur son sol national, le 30 janvier, et la mise en place d’un lockdown général, le 24 mars.
Attentisme
Pendant cette période d’attentisme, de nombreuses rumeurs infondées répandues par des membres de la majorité, parlementaires du parti nationaliste hindou du BJP, dont est issu le Premier ministre Narendra Modi, tendent à minimiser la dangerosité du virus.
Certains encouragent notamment les personnes potentiellement infectées à se traiter en ingérant de l’urine de vache et en s’appliquant de la bouse sur le corps, deux produits dont la pureté rituelle est liée à la sacralité de cet animal dans l’hindouisme. Il faut rappeler que ces substances « thérapeutiques » entrent à ce titre dans la pharmacopée de l’Ayurvéda, médecine traditionnelle de l’Inde.
On retrouve également l’argument religieux, cette fois sous une forme intentionnellement communaliste et anti-musulmane au cœur de la préconisation de cet autre parlementaire nationaliste du BJP affirmant que la seule salutation hindoue du Namaste, accompagnée des mains jointes au niveau du visage, empêcherait toute contamination par le virus là où ses équivalents musulmans (Aadab et Aslam Malekum) auraient un effet propagateur en dirigeant l’air vers la bouche. Et le silence du pouvoir central face à l’irresponsabilité de ces assertions d’accréditer les thèses nationalistes hindoues.
Lockdown dans la précipitation
Devant la progression inexorable de la pandémie au niveau mondial, New Delhi est finalement acculée à l’instauration d’un lockdown national décidé dans la hâte et l’impréparation, plusieurs jours après que plusieurs États de l’Union aient déjà pris le parti de précéder le gouvernement central par la mise en place des mesures de distanciation sociale.
Le 24 mars, à 20h, Narendra Modi fait une allocution à la nation par laquelle il annonce le début d’un confinement le même jour à minuit. La nouvelle prend par conséquent de court des millions de travailleurs journaliers migrants désormais sans logis car privés d’expédients par l’arrêt soudain de l’activité économique.
La mesure jette des centaines de milliers d’entre eux sur les routes vers leurs foyers et villages respectifs, parfois éloignés de plus de 1000 km du lieu d’exercice de leur activité professionnelle. Les réseaux sociaux ont depuis largement diffusé les images des violences policières (coups de bâtons et châtiments corporels) perpétrées sur la population dans l’application du lockdown, dans les villes ainsi que sur les chemins d’exode.
La logique gouvernementale a fait ici peu de cas de la situation de beaucoup de ces travailleurs sans protection sociale et pour lesquels le respect direct du confinement représentait plus de risques immédiats que le virus en lui-même par le fait de les condamner à s’isoler sans ressource.
Comme dans beaucoup de pays du sud, les risques sanitaires de l’épidémie se grèvent d’un violent effet amplificateur des inégalités.
Contrastes entre les territoires
Le caractère fédéral de l’État imprime heureusement certains contrastes entre les territoires. On a pu voir ainsi, par exemple, le gouvernement du Rajasthan mettre en place des centres de quarantaine dans lesquels sont retenues les personnes présentant les symptômes du Covid en attendant d’y être testées, dans le respect des règles de distanciation sociale.
De même, sur le territoire de Pondichéry, ou dans l’État du Kerala, des agents de sûreté locaux n’hésitent pas à arrêter le trafic en pleine rue pour y exécuter leurs longues chorégraphies destinées à la diffusion des gestes barrières face aux usagers. Une telle propension de la part de la police à s’inviter dans le quotidien des administrés surprendrait un public plus forgé aux valeurs de l’individualisme.
Ces interventions illustrent aussi la sagacité de leurs auteurs autant qu’elles forcent le respect par leur volonté d’éclairer la conscience collective.
Dans le même esprit, l’apparition çà et là des dits « corona cops », « flics de choc » transformés en hommes sandwich arborant casques et boucliers aux couleurs du virus ont participé à diffuser plus largement les informations relatives à l’épidémie auprès de populations encore ignorantes de la sévérité de la crise par déconnexion vis-à-vis des médias ou bien par analphabétisme (un peu plus de 25% de la démographie indienne). Ces actions ont pu s’accompagner de distributions gratuites de masques, ressource relativement abondante dans ce pays producteur.
Dimensions culturelles, valeurs et préjugés
Hiérarchie, holisme et perspectivisme
Le caractère hiérarchique de la société indienne, héritage direct du système des castes, explique sans doute en partie la grande licence accordée (ou auto-octroyée) à de nombreux policiers dans l’exercice de leurs violences à l’égard de personnes contrevenant au confinement.
En outre, son caractère holiste, en vertu duquel l’individu n’est traditionnellement pas pensé comme valeur sinon subordonnée à l’intérêt toujours supérieur du groupe (famille, lignage, sous-caste, caste, nation) y facilite l’instauration de telles mesures restrictives de liberté.
A l’inverse, du côté des administrés, le perspectivisme caractéristique de la vision indienne du monde a son rôle à jouer dans les libertés prises par de nombreuses personnes à l’égard de la loi. Cette logique qui conduit à n’envisager de vérités que contextuelles refuse en effet les vérités absolues.
Conjuguée, dans le cadre de cette crise, aux situations de détresse exceptionnelles engendrées par l’interdiction de circuler, elle peut expliquer la propension plus forte que dans d’autres pays à s’exposer à des risques sanitaires ou juridiques. Cette propension est ici à la mesure de la tendance condamnable de certains policiers à légitimer l’oubli de leur déontologie par l’argument d’une cause supérieure à servir.
Préjugés
Les nationalistes hindous n’hésitent pas à détourner des faits rapportés par la presse pour propager des fake news afin de nuire à l’image de la communauté musulmane. Ils exploitent en effet l’événement d’une congrégation internationale de musulmans rigoristes prosélytes pour jeter l’opprobre sur l’islam dans son ensemble. Tenue à la mi-mars dans la capitale, celle-ci s’est en effet déroulée en violation de l’interdiction de rassemblement promulguée plus tôt par le gouvernement du territoire de New Delhi. La congrégation qui rassemblait de nombreux étrangers potentiellement porteurs du covid-19, a de toute évidence été à l’origine de l’émergence d’un foyer d’épidémie dans un quartier de la capitale où le mouvement a son siège (Nizamuddin).
Mais alors que les prédicateurs musulmans de la Tablighi Jamaat sont bien connus pour leur fondamentalisme religieux, les idéologues du nationalisme hindou ont l’idée de profiter de la colère collective suscitée par les conséquences de cette transgression de la directive anti-regroupement, pour pratiquer l’assimilation. Ils accusent dès lors tous les musulmans, cinquième colonne présumée de l’ennemi intime pakistanais, de mener un « corona djihad » sur le territoire national pour infecter la majorité hindoue. Ce discours correspond en cela à la stratégie globale adoptée depuis plus d’une dizaine d’années par la mouvance politique du néo-hindouisme. Elle consiste à entretenir émeutes et agitations interreligieuses de faible intensité de façon à attiser les clivages interconfessionnels pour en tirer des dividendes politiques en suscitant le rassemblement des votes en faveur du BJP contre la communauté musulmane.