Public et Privé en France : problème d'interculturalité ?
Le fossé d’incompréhension entre Public et Privé constitue un facteur d’inefficacité du "système France". Comment résoudre ce problème d’interculturalité ?
"Quand l’administration feint de parler comme les entreprises, les entreprises n’y comprennent rien, et tout le monde impute à l’autre les pires défauts, ou : ah, le bon temps où c’était chacun chez soi !"
Les cadres du privé et ceux du public parlent-ils la même langue ?
Depuis quelques années et de plus en plus, oui, en apparence.
Non par une convergence des notions et du vocabulaire de l’une et l’autre sphères, ou par la création progressive d’un « langage commun », mais uniquement par l’adoption pure et simple par le public de la langue du privé, et plus précisément, pour l’essentiel, du lexique tiré de la « vulgate » du management, subsidiairement de celui des ressources humaines, avec d’ailleurs toujours un sérieux temps de retard sur les dernières mises à jour…
Si les entreprises de leur côté peuvent parfois sembler, dans leur expression, « pencher » vers la culture publique, il s’agit uniquement de reprise du vocabulaire politique, jamais administratif…
Bref, quand l’administration se met à parler de « management » et même de « manager », de « performance » et même d’« objectifs », voire de « part variable » de la rémunération liée à la réalisation des objectifs, de « mobilité professionnelle », d’ « audit », et même d’audit (par la cour des comptes) des comptes de l’État, de « qualité » et même d’ « assurance qualité », de « gouvernance », de « pilotage par projet » et même de « clients » (!) etc., on ne sache pas que les entreprises aient jamais parlé (sauf celles d’entre elles qui sont en fait des administrations) de « statut » (de leur personnel), d’« arrêté d’organisation », de « circulaire », d’ « instruction », de « sous-directeur », de « chef de cabinet du directeur », etc, quand en revanche, on pourra entendre tel dirigeant ou porte-parole d’une entreprise (le plus souvent un grand groupe) parler de « financer la création artistique », « encourager l’innovation », « favoriser les projets dans les quartiers » etc.
On voit, en somme, qui est, en apparence du moins, fasciné par qui !
A noter qu’il arrive, mais bien plus rarement, aux responsables politiques, de s’essayer à « parler entreprise », de façon rarement convaincante…
Arrivent-ils vraiment à communiquer ?
Et d’ailleurs, se rencontrent-ils seulement ? Rarement en fait, sauf entre contribuables et inspecteurs du fisc, ou dans les cabinets ministériels, tant les deux mondes restent en réalité séparés, fonctionnaires mariés entre eux, amis choisis parmi les collègues du service…
Et quand ils auraient à communiquer entre eux professionnellement, la compréhension réciproque reste très problématique, malgré la (relative) convergence de vocabulaire qui vient d’être évoquée, car il devient rapidement manifeste que, même quand les mots sont identiques, les réalités sont totalement différentes. Pour prendre un seul exemple : si un fonctionnaire informe son interlocuteur privé qu’il est lui aussi un « manager », ce dernier ne sera pas peu étonné, j’imagine, en découvrant que son collègue public : ne choisit pas ses collaborateurs, ne peut en réalité ni les sanctionner ni les récompenser, n’a aucune influence sur leur rémunération, ne peut naturellement pas les licencier ; qu’il n’a pratiquement aucune possibilité de changer l’organisation de l’entité qu’il « manage », que ses propres objectifs sont extrêmement flous, et qu’il n’a aucune possibilité de faire évoluer les process (procédures en réalité) qu’il met en œuvre…
Il serait amusant, mais un peu long, d’analyser ce que la fonction publique entend par « gouvernance », qu’il nous suffise de rappeler qu’ici la notion doit coexister avec celle de stricte obéissance aux ordres venant d’en haut !
Au-delà d’ailleurs des mots, c’est je crois une vérité bien établie qu’on ne peut efficacement communiquer qu’au prix d’une certaine bienveillance, au minimum tolérance, envers les valeurs de l’interlocuteur.
Or, il n’est malheureusement pas certain que cette base minimale d’ « entente » existe fréquemment dans le cas qui nous intéresse. Le privé, peu dupe de l’habillage pseudo-entrepreneurial de l’administration, continue à voir en elle essentiellement une machine à produire taxes et normes, peuplée à la fois d’énarques ambitieux, arrogants et vaguement pervers, et de guichetiers trop payés pour leur légendaire paresse, et occupant tous des logements de fonction gratuits. Pendant ce temps, le public voit le privé comme une jungle sans foi ni loi, où tout est permis, n’ayant de cesse de dissimuler des profits aussi gigantesques qu’impurs, et ayant pour distraction suprême de licencier inlassablement son personnel. Caricature, direz-vous…pas sûr…pas sûr du tout…
En a-t-il toujours été ainsi ?
Oui et non !
Bien sûr, cela n’a jamais été « le grand amour » entre privé et public, mais chacun vivait « chez soi », sentait bien que chaque système obéissait à des logiques différentes, qu’on ne cherchait pas spécialement à connaître, chacun ayant assez à faire de son côté. Le fonctionnaire, certes un peu minable, était vaguement respecté, le privé, « l’homme d’affaires », semblait un peu sulfureux, mais bien utile quand même dans son genre. Il est remarquable que cet état de tranquillité durait depuis un siècle et plus, ayant même, c’est curieux mais c’est ainsi, résisté à l’existence d’un « secteur public » d’entreprises nationalisées, industrielles et commerciales, hypertrophié.
En somme, on savait ne pas se comprendre, et on ne s’en entendait pas plus mal…
Cette « mésentente » a-t-elle des conséquences ?
Oui, et je crains même que ces conséquences soient assez graves.
On sait qu’un des problèmes économiques majeurs de la France est sa difficulté à créer des emplois, et toute personne de bonne foi sait qu’une des causes principales de cette situation est le climat d’incompréhension, même d’hostilité, dont les entreprises françaises se sentent entourées. Une des sources de cet environnement peu favorable, et spécifique à la France, réside sans nul doute dans les préjugés négatifs nourris par l’administration, préjugés augmentés en retour par ceux qu’entretiennent à son endroit les dirigeants du privé.
L’adoption du vocabulaire « privé » par le public, qui trouve en partie son origine dans la fameuse « RGPP » (revue générale des politiques publiques, lancée en 2002), et les mots et expressions que des consultants privés, appelés dans ce cadre, lui ont instillé, a fini bizarrement par convaincre certains fonctionnaires qu’ils sont « aussi bons » que le privé, ce qui rend leurs jugements sur les entreprises d’autant plus péremptoires…cercle vraiment vicieux !
Que peut-on faire ?
Se parler, bien sûr.
Faire se parler le public et le privé, non pour faire semblant qu’on est bien d’accord sur tout, ce que chacun sait être faux, dans le genre des « tables rondes » qu’adorent réunir les ministres en charge de l’Économie ou de la Fonction Publique, mais pour se dire des vérité utiles, avouer qu’on se comprend peu, ou mal, ou pas du tout, dissiper les idées fausses (que de bêtises dites par exemple par le privé sur les retraites du public…), dissiper finalement les préjugés, se reconnaître réciproquement comme utile et nécessaire chacun dans son rôle propre.
En somme : « se dire enfin notre quatre vérités » !
Chiche ?