La Turquie, à l'heure du référendum
Lorsqu’en 2005, Erdogan a compris que la Turquie n’entrerait pas dans l’UE, il a troqué un destin européen contre un nouveau destin ottoman. Comment analyser la situation aujourd'hui ?
Dans le nouveau contexte politique qui s’ouvre en Turquie après le « Oui » au référendum du 16 avril, nous avons souhaité faire un point avec notre expert et formateur Turquie, Christophe Lamandé, sur la situation de ce pays d’avenir au carrefour de toutes les grandes interrogations géopolitiques. Il nous fait part de sa vision.
Lorsque l’on parle de la Turquie en ce moment, on parle surtout des attentats, des « dérives » d’Erdogan, de l’islamisme de l’AKP, des Kurdes, des réfugiés, etc.
Qu’en est-il pour le contexte des affaires ?
Pour des collaborateurs étrangers qui travaillent sur place ou pour les hommes d’affaire qui y voyagent, c’est business as usual. Istanbul, pour ne prendre que cet exemple, est une ville où la police est très présente, où il n’existe pas d’insécurité dans les quartiers d’affaire et là où vivent les expatriés. De plus, les Turcs sont, de manière générale, très accueillants et plutôt imperméables au stress. Surtout, professionnellement, ils sont très pragmatiques.
Quelles recommandations donnez-vous aux participants à vos formations Turquie ?
Trois recommandations de base, valables partout :
- Comprendre ce qu’il se passe dans le pays et s’intéresser aux évolutions du contexte
- Faire preuve d’humilité et ne pas jouer au chantre des droits de l’homme
- Éviter les « sujets qui fâchent ». On ne parle pas de l’Arménie, du Kurdistan, de l’Islam et des femmes voilées.
Qu’est-ce que c’est la Turquie d’Erdogan ?
En préambule, je veux dire que si Erdogan avait fait le choix de ne pas se représenter aux dernières élections et de passer la main, il serait parti au faîte de son importance et de son influence, qu’elles soient perçues comme positives ou négatives.
La Turquie d’Erdogan, c’est d’abord un grand succès économique (stabilité, émergence de classe moyenne, augmentation du niveau de vie, etc.).
Ensuite, c’est une emprise réduite des militaires, qu’Erdogan a écarté petit à petit. C’est un changement important car l’armée est traditionnellement perçue comme le garant de la laïcité turque.
La Turquie d’Erdogan, c’est aussi une montée très forte des discours patriotiques et religieux à tendance conservatrice, sur fond d’exaltation de la nation ottomane.
Enfin, c’est une Turquie qui sort de ses frontières et qui tourne la page de l’isolationnisme kémaliste. Il est important de rappeler qu’il y a vingt ans, un dirigeant turc insultant les Allemands aurait fait l’objet d'une manchette. Avec Erdogan, les journaux européens en ont fait leur une. Depuis quelques années, il a su mettre la Turquie au centre du jeu.
Quelle est sa vision ?
Lorsqu’en 2005, Erdogan a compris que la Turquie n’entrerait pas dans l’UE, il a troqué un destin européen contre un nouveau destin ottoman. C’est à ce moment-là, selon moi, que la Turquie d’Erdogan commence à se dessiner. Il cherche depuis à se tailler un costume très large : celui du premier sultan de l’ère postmoderne. Et cette réforme constitutionnelle lui donne les outils institutionnels pour habiter ce costume.
A présent, il est entré dans sa « phase d’immortalité »…
Avec quelles conséquences ?
Je crains que nous n’assistions à la longue fin de règne d’un leader de plus en plus autocratique, âgé de 65 ans, qui ne prépare pas sa succession et qui a englué la Turquie dans une situation géopolitique difficilement tenable.
Mais ce dont je suis certain est que ça ne changera rien pour l’environnement des affaires. Malgré les déclarations fracassantes ici ou là, tout le monde travaille avec tout le monde.
Lorsque le Président Chirac a reconnu le génocide arménien en 2000, je travaillais en Turquie pour une grande société française. Le climat politique était chaud sur fond de déclarations très hostiles. Avec mes collègues, on s’est dit : « c’est la fin ». En négociateurs hors pair, nos interlocuteurs turcs ont identifié dans cette situation un très beau levier pour nous faire payer plus. C’est tout. Oui, ils me plaignaient d’avoir un tel président, mais c’était une blague !
Où va-t-on à présent ?
L’avenir le dira, mais il y a de grandes interrogations autour du système Erdogan :
- L’ennemi historique de la Turquie, c’est la Russie (Sultan vs Tsar). L’alliance avec Poutine va contre-nature. Le jour où Poutine n’acceptera plus de se faire marcher sur les pieds par Erdogan, quid de la position turque et de son leadership à l’international ? Et on ne parle pas des rapports avec l’Europe dont les réfugiés sont un des enjeux et qu’Erdogan est cyniquement prêt à transformer en monnaie d’échange, en menaçant de les « lâcher » sur l’Europe (il l’a déjà fait).
- Quid de l’après-Erdogan ? Personne ne le sait.
- La Turquie commence à surchauffer. Si les classes moyennes devaient abandonner leurs rêves, ce serait la fin pour Erdogan.
- La situation en Syrie est très difficile et ressemble de plus en plus à une aventure sans lendemain. La Turquie ne va évidemment pas envahir la Syrie… Où va-t-elle trouver les hommes et l’argent pour tenir la longueur ?