La vision du monde d'un homme d'influence
Grand serviteur de l’État, dirigeant d'entreprises et expert en intelligence économique, Alain Juillet nous parle de son parcours international et de la compétition mondiale.
Militaire, dirigeant d'entreprises, directeur du renseignement de la DGSE, professeur en stratégie et en gestion de crise, Alain Juillet a eu mille vies. Aujourd'hui, Senior Advisor pour le cabinet Orrick Rambaud Martel, il est parmi les meilleurs experts mondiaux en Intelligence Économique. Il a accepté de nous parler de son parcours international, lui qui a travaillé dans 64 pays, de la compétition mondiale et de l’avenir de la France.
Un parcours à travers le monde
Comment avez-vous été amené à faire un parcours international ?
Mon père était diplomate et j’ai passé une grande partie de mon enfance à l’étranger. J’étais en 6e à Sao Paulo et j’ai passé mon bac en 1959, à Barcelone. Cette enfance m’a offert à voir qui était face à moi. Très tôt, j’ai compris qu’il n’y a pas que la France, les principes français ou l’éducation à la française.
Par exemple, un jour, j’avais dix ans, avec mon père nous déjeunions chez le correspondant bolivien du BIT, et tout à coup, son fils, qui avait à peu près mon âge, arrive en s’écriant : « Papa, c’est la Révolution ! » et il ajoute : « Tiens, j’ai amené ton fusil. »
Mon parcours professionnel commence véritablement chez Pernod Ricard. Je suis entré comme responsable export des pays hispaniques et africains. Ensuite, j’ai monté et dirigé des filiales à l’étranger : Espagne, Brésil, Argentine, etc, et accompli beaucoup de missions de négociations dans des contextes difficiles, en Russie et en Chine notamment.
Quels enseignements avez-vous tirés de votre parcours ?
J’en vois au moins trois, issus de mon expérience personnelle.
- J’ai monté une société dans l’Espagne de Franco. On pouvait très bien y faire des affaires, à condition de ne parler ni du chef de l’état ni de son système. Il y avait des choses qu’il ne fallait pas évoquer, pas entendre, pas voir. Lorsque vous êtes étranger et que vous voulez faire des affaires, il faut accepter cela, quelles que soient vos dispositions d’esprit vis-à-vis des principes de gouvernement locaux.
- Autre exemple, sur l’Arabie Saoudite. Les Bédouins, lorsqu’ils se battaient, respectaient une trêve à la tombée de la nuit. Si un Bédouin veut vous honorer et discuter avec vous, il vous invite chez lui, en général, après la tombée de la nuit parce c’est un moment où vous pouvez devenir ami. Cette tradition est très fortement ancrée chez les Saoudiens. Pourtant j’ai connu de très hauts responsables de l’État français qui ont refusé de dîner avec le Roi ou ses ministres. En plus d’avoir brisé toute capacité relationnelle, centrale dans les contextes moyen-orientaux, cela a parfois été perçu comme une agression et fortement perturbé le déroulement de certaines négociations. Pour gagner à l’international, il faut savoir honorer son interlocuteur ou, à défaut, savoir comment ne pas lui faire perdre la face.
- Dernier exemple, au Nigeria. Dans un contexte de construction d’une usine, mon partenaire local était anglais. Son intransigeance sur son mode de vie m’avait frappé. Chez lui, dans les murs de sa maison, c’était « à l’anglaise » : nous buvions du vin rouge… à 40° à l’ombre, et les jours de fêtes nous avions du plum pudding… Par contre, hors de chez lui, il maîtrisait les codes nigérians et savaient parfaitement comment naviguer dans le contexte de Lagos. Quel que soit votre mode de vie, lorsque vous êtes à l’étranger et que vous sortez de votre maison, c’est vous qui devait faire le premier pas, pas l’inverse.
Vous êtes le plus grand expert français en Intelligence Économique. Que faut-il en savoir ?
Pour survivre dans la compétition mondiale, il est devenu nécessaire de maitriser les aspects culturels et d’avoir une information fiable pour avoir un temps d’avance, anticiper, réagir.
Culturellement, dans l’univers de l’Intelligence Économique, les Britanniques et les Américains sont restés axés sur l’économie et la géopolitique. Les Anglo-saxons ont une culture de moyens : plus on en a et plus on a de chance de gagner. Les Européens apportent un plus sur l’homme. A l’inverse des moyens, l’homme, lui, peut gagner partout. C’est le principe de la guérilla contre l’armée technologique. Dans cette configuration, l’histoire montre que la guérilla gagne toujours. Regardez Star Wars et vous deviendrez un expert en Intelligence Économique…
Quid des qualités et des défauts des Français dans cette compétition mondiale ?
La multi-polarité actuelle a fait sortir les entreprises de la culture du package. Le même produit, la même publicité, le même emballage pour tout le monde, c’est fini. Il faut s’adapter aux spécificités culturelles locales.
Selon moi, la France a deux atouts dans ce contexte : une très forte capacité d’adaptation et le fait qu’elle soit un pays de guérilla. Elle a un grand défaut : les Français ne savent pas et n’aiment pas travailler en groupe. Lorsque nos compétiteurs chassent en meute, nous, nous sommes engoncés dans notre quant à soi individualiste. Il nous faut comprendre que même dans le village gaulois il faut coopérer pour gagner.
Quel avenir pour l’Europe ?
Dans sa logique actuelle, l’Europe a surtout un rôle à jouer dans l’opposition entre les États-Unis et la Chine qui tourne actuellement en faveur de la Chine.
Les Américains ont une puissance militaire très impressionnante mais ils perdent les guerres… Alors, ils jouent leur va-tout sur le numérique et le juridique, en capitalisant sur l’extraterritorialité de leurs lois.
Les Chinois, eux, ont le temps de leur côté et ne se laisseront pas faire. Je parie que demain ils développeront aussi des lois extraterritoriales.
Le dollar confère toujours aux Américains un « privilège exorbitant ». Du coup, leur déficit abyssal est payé par le reste du monde. Dans le cas où une autre devise émergerait sous la pression des pays émergents, par exemple, les Américains seraient contraints d’assurer au moins une partie de ce déficit. Il y a ici et maintenant les prémices d’énormes difficultés pour eux.
Quant à l’Europe, elle s’est condamnée en passant de vingt-un à vingt-huit pays. A présent, prévaut une fédération d’intérêts géoéconomiques sur le principe d’unité face à ses compétiteurs américains et chinois. Avec le « Brexit » elle va peut-être se recentrer sur elle-même.
Et la France dans tout ça ?
Pour un pays comme la France, jouer un jeu médian est concevable dans une Europe unie. Si la désunion européenne persiste, il faudra jouer sur nos singularités comme Singapour en son temps ou prochainement le Royaume-Uni qui va bâtir un « paradis fiscal » au milieu de l’Europe.
Pour ne pas devenir un grand Disneyland, je propose trois choses :
- en finir avec la dépréciation de soi
- apprendre à nous défendre
- jouer collectif
Nos succès actuels sont fondés sur la vision de de Gaulle et Pompidou. Nous vivons en France sur des programmes lancés il y a cinquante ans. Que propose-t-on aux Français aujourd’hui ? Rien…
Je voudrais qu’ils retrouvent l’espoir, qu’ils nourrissent la lumière intérieure que l’on doit tous avoir en soi. Pour ça, il faut un système de pensées, de valeurs. Si en vous il n’y a que des chiffres, vous êtes perdant d’avance, dans votre négociation, votre rapport de force, simplement perdant car votre lumière ne rencontre pas celle de votre interlocuteur. D’où la nécessité de s’ouvrir à l’autre, d’échanger, de s’enrichir de nos différences pour rayonner plus fort.